Sokaiya : corruption ou solution d’affaires à la japonaise ?

L’été, c’est la saison des réunions annuelles des actionnaires au Japon, ce qui signifie que c’est aussi la « saison » des sokaiya. On peut alors les apercevoir, et les entendre surtout, durant les conseils d’administration, « persuadant » les actionnaires des stratégies à approuver. Cependant, ils sont loin de n’être que des fiers-à-bras. Dans le domaine des affaires, les sokaiya sont des « consultants professionnels » dont les services sont parfois recherchés, d’autres fois imposés, et bien souvent intimement liés aux yakuza. Ailleurs, on appelle ça de la corruption. Au Japon, c’est la façon normale de faire les affaires. Est-ce que les sokaiya sont le Drano tant attendu pour déboucher l’économie stagnante?

C’était fin 2011. Le Britannique Michael Woodford se fit offrir un poste de direction chez le géant japonais Olympus. Mais l’histoire incroyable de ce gaijin accédant aux plus hauts échelons d’une compagnie japonaise tourna vite au cauchemar.

Deux semaines à peine après sa nomination, Woodford se fit sacquer de la direction par les actionnaires de la compagnie, sous prétexte qu’il ne cadrait pas avec la philosophie de l’entreprise, et qu’il ne comprenait pas les rouages du milieu des affaires japonais.

En réalité, Woodford s’était fait virer pour avoir levé le voile sur les méthodes frauduleuses que pratiquait Olympus, en particulier lors de l’acquisition de l’entreprise Gyrus, alors que des « frais de consultation » de plusieurs centaines de millions de dollars apparurent inexplicablement dans les livres comptables. Du même coup, il mit en lumière les façons trop souvent douteuses – selon un point de vue extérieur – de faire des affaires au Japon.

Bref, on lui dit sayônara, et en temps normal, ça aurait été la fin de l’histoire.

Sauf que Woodford décida de sonner l’alarme un peu partout. Du jour au lendemain, il faisait la une des médias partout dans le monde. On découvrit que la maffia japonaise était mêlée dans l’affaire. Il devint victime d’intimidation, à tel point qu’il craignait pour sa vie.

L’homme d’affaires British goûtait alors à une médecine bien japonaise : la technique d’extorsion et d’intimidation des sokaiya.

Il faut comprendre qu’au Japon, l’extorsion et l’intimidation c’est le modus operandi pour régler les conflits d’intérêts en affaires depuis des décennies. La différence est que pour eux, ce n’est pas perçu comme tel. C’est plutôt vu comme une façon normale de laver son linge sale en interne. Hitsuyo aku – ou « mal nécessaire », afin que le business as usual soit maintenu. C’est la même différence me direz-vous. Pas pour un Japonais.

Donc, les sokaiya sont-ils des extorqueurs professionnels ? Ce n’est pas une définition tout à fait fidèle à ce qu’ils sont vraiment. Aussi dur que de définir ce que sont les geisha. Ce ne sont pas des prostituées, ni des escorts. Alors les sokaiya ne sont pas nécessairement des extorqueurs, ni des criminels. Je dirais plutôt qu’ils sont des consultants en « persuasion » professionnelle.

Aussi étonnant que cela puisse être, ils sont d’un immense secours aux actionnaires de compagnies qui, sans eux, n’auraient pas droit de parole. Parfois, ils servent aussi à établir un consensus où il ne pourrait y en avoir, ou pour « convaincre » la majorité de respecter un consensus établi. Oui, cela implique souvent de « remettre un p’tit teigneux à sa place ». Ils sont des médiateurs aux techniques non orthodoxes.

Il n’y a pas si longtemps, on les croyait disparus. Quoique la « belle époque » des sokaiya soit depuis longtemps passée, ils sont loin d’avoir totalement disparu. Même que ces spécialistes font un retour en force depuis la dernière décennie. Ne vous méprenez pas, il n’y a pas d’association professionnelle et vous ne verrez pas de meishi au lettrage stylisé dans leur portefeuille, mais c’est bel et bien une spécialisation. Il y a des catégories de sokaiya, dont les plus efficaces sont bien sûr les plus prisés par les grandes corporations.

Au niveau légal, c’est une zone grise très très foncée, mais à l’origine, les sokaiya n’étaient pas ou peu relié au crime organisé. Ça, c’était jusqu’à ce que les yakuza aient réalisé tout le potentiel lucratif de la chose.

Le crime organisé au Japon a perdu beaucoup de terrain depuis la crise de 1990. Les autorités estiment que la population yakuza est passée à 40 000, alors qu’on en dénombrait 90 000 en 1991, et 180 000 au début des années 60. Il semble qu’ils aient à faire face aux mêmes problèmes que la société en général : population vieillissante, surtaxée, et difficultés de recrutement. Ayant élimé la tolérance des citoyens et des politiciens, ces derniers sont obligés de revoir leurs méthodes.

Finie l’époque de la vieille école des rackets, de la drogue, de la prostitution et des jeux. Les yakuza doivent donc s’adapter aux nouvelles réalités économiques et se synchroniser à l’heure de la globalisation. Ils sont maintenant actifs à la bourse et dans les conseils d’administration des compagnies majeures du keiretsu (conglomérat de compagnies majeures).

C’est alors qu’être un consultant sokaiya devient soudainement très intéressant, et grand nombre d’entre eux s’y sont spécialisés, ce qui explique ce retour de la pratique sokaiya et pourquoi c’est devenu synonyme de mafia.

Olympus, c’est la pointe de l’iceberg, le cas parmi tant d’autres. C’est juste que la compagnie est si énorme que ça ne pouvait pas faire autrement que d’exploser au grand jour. C’est aussi un signe du retour de cette tendance qui a contribué à l’ascension vertigineuse du Japon d’après-guerre.

Et ce n’est pas seulement au Japon. C’est comme ça que ça marche presque partout en Asie. En Corée du Sud, c’est la clique des chaebols. En Chine c’est le red tape gouvernemental. À les voir aller, ça me semble plutôt profitable comme racket. Les trois superpuissances d’Asie ne sont pas devenues puissantes en misant sur l’honnêteté et l’altruisme.

Carl T. Slater

Carl est un gaijin banlieusard paumé vivant à Funabashi, pas trop loin de Tokyo. Il n'a d'autre chose à offrir que des observations biaisées sur les trois dragons d'Asie, tout en essayant de ne pas trop faire honte à sa femme.

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