Le véritable malaise nippon

Bourreaux de travail, hyper-productifs, hyper-efficaces, hyper-stressés, hyper-exténués. Zéro vie sociale et encore moins de vie de famille. C’est la définition du Japonais type. C’est aussi la société la plus malheureuse au monde, où les cas de surmenage et de dépression explosent. C’est sans parler des problèmes de santé – souvent très graves, voire mortels – qui y sont reliés. Les heures supplémentaires font partie intégrante du style de vie du salaryman – employé de bureau typique – et l’exténuation au travail est un badge d’honneur. On s’attend à ce que l’employé se dévoue corps et âme pour l’entreprise, et ceux-ci y mettent les heures en conséquence.

Flashback 2004. À cette époque, j’ai eu la « chance » de travailler dans une petite compagnie japonaise à Shibuya – chose extrêmement rare pour un « gaijin » – et d’observer leur légendaire productivité. Arrivé sept heures du soir, ça faisait deux heures que je n’avais plus rien à faire. Je restais fixé devant l’ordinateur, à ouvrir et fermer des documents Word, histoire que j’aie l’air occupé. À huit heures, mes collègues n’avaient toujours pas bougé, eux aussi la tronche toujorus collée à l’écran et l’air occupé. À neuf heures, n’en pouvant plus, je me levai et annonçais osaki ni shitsureishimasu, honteux. Tous les jours, c’était la même chose. Je ne foutais rien. Mis à part le nombre d’heures gaspillées à ne rien faire, une autre chose m’a frappé : les Japonais sont loin d’être aussi productifs qu’on ne le croit. C’est aussi ce que je constate avec ma femme (qui est Japonaise). Ils passent le plus clair de leur temps à la compagnie, mais n’accomplissent pas grand-chose de concret. Aujourd’hui, c’est encore plus flagrant.

Selon les dernières statistiques, les Japonais travaillent en moyenne 40 h par semaine, contrairement à 30 h pour les Canadiens, toutes catégories confondues1. C’est une différence énorme. Cependant, bien que la moyenne d’heures soit l’une des plus élevées au monde (la Corée du Sud détient le palmarès), la productivité n’y est tout simplement pas; celle-ci stagne ou même diminue. En d’autres mots : beaucoup d’heures gaspillées à ne rien faire de concret. Qu’est-ce qui explique ce non-sens?

En fait, le véritable coupable est ce que j’appelle la surcharge de futilités. Ces lots de tâches inutiles et redondantes qui ne mènent absolument à rien. Toutes ces heures gaspillées à ne rien faire de concret. Ajoutez à cela des descriptions de tâches ambiguës ou, au mieux, sous-entendues, ce qui ne fait qu’ajouter au stress de l’employé, car il doit carrément s’inventer des tâches. Conséquence : des projets régulièrement « tablettés » qui ne servent qu’à justifier ces heures gaspillées. Du coup, l’environnement de travail de la majorité des compagnies japonaise est devenu malsain, et le sentiment d’appartenance à l’entreprise, autrefois si typiquement… japonais, s’est érodé.

Ces micro-aggressions du travail gruge tranquillement leur d’esprit, jusqu’à ce qu’ils tombent, ou dans certains cas, qu’ils pètent les plombs. La personne est si désespérée qu’elle commet des actes irréversibles, tels le suicide ou le meurtre. Mais ils s’obstinent. Pourquoi?

Ce sont là en fait les échos d’une époque révolue, que les économistes surnomment le « miracle japonais », où le pays connaissait un développement économique sans précédent, qui prit fin brusquement lors de la crise financière de 1990.

Si vous êtes un vieux comme moi, vous vous souvenez surement du temps où nous insérions une cassette à ruban dans notre Walkman avec le bruit des engrenages lorsque nous enfoncions le bouton Play. L’époque du Betamax et des jeux vidéos exclusivement produit au Japon. L’époque où manger du poisson cru était considérée comme dégueulasse. L’époque où le reste du monde regardait, d’un oeil à la fois empreint d’admiration et de crainte, un petit archipel d’Asie du Sud-Est sur le point de se porter acquéreur de la planète entière. L’époque « Made in Japan », où ces trois mots, gravés sur tout ce qui était génial, signifiaient qualité, efficience et durabilité.

Depuis la crise de la décennie perdue, les Japonais se sont plutôt mal adaptés à la globalisation et aux changements mondiaux. Ils tentent continuellement de « redémarrer » cette période du Made in Japan. C’est ce qui explique ce qui a bien pu les pousser à remettre au pouvoir un promilitariste anti-Chinois, chef d’un parti pronucléaire et corrompu, en grande partie responsable de la catastrophe de Fukishima.

Lors des dernières élections de décembre 2012, Shinzo Abe et le Liberal Democratic Party raflaient la victoire, détrônant Noda et son Democratic Party of Japan. Un retour aux sources étonnant pour le pays, qui, en 2008, avait fait une volte-face historique en montrant la porte au LDP, alors au pouvoir depuis les cinquante dernières années.

Encore une fois, l’électorat japonais n’a pas été convaincu de la « piètre performance » de leur gouvernement. J’écris piètre performance entre guillemets, car quoique des facteurs totalement hors de contrôle – la crise mondiale et le Great Tohoku Earthquake – sont survenus, Noda et le DPJ souffraient d’une totale paralysie décisionnelle, ce qui a sonné le gong funéraire de son règne. L’insatisfaction était donc à un point tel que leur choix s’est arrêté – de nouveau – sur Abe et le LDP. Je dis de nouveau, car ce dernier a déjà été à la tête du pays en 2006, pour ensuite se retirer après un an de gouvernance mitigée et sous la pression de fortes critiques. De plus, Shinzo Abe est un politicien de la vieille école, ses idéologies ayant même un certain air de George W. Bush. Un politicien de la vielle-école, d’un parti de la vielle-école. Son retour au pouvoir en a surpris plus d’un.

Les raisons de ce profond malaise sociopolitique m’apparaissent fort simples.

Les Japonais sont hyper nostalgiques de la bubble economy. Ils sont restés prisonniers de cette vieille école de pensée. Ce qui fait qu’aujourd’hui, ils tombent tous dans le piège et se sacrifie pour revivre le miracle. Ajoutez fierté et résilience à leur nostalgie et ce n’est plus un mystère.

Ils veulent à tout prix retrouver leur prestige et revivre l’époque miraculeuse. Les grosses compagnies, les usines, le Made in Japan. À tel point qu’ils s’obstinent à faire d’interminables heures au boulot, à vivre selon le principe qu’un individu n’est défini que par ses diplômes, son job, et sa liste de qualifications. Et sur le plan politique, ils ne seront satisfaits que si les choses redeviennent comme en 1989.

Les Japonais sont dus pour une bonne dose de réalité, car leur fierté mal placée ne fait que les tenir au fond. Jusqu’ici ils n’ont pas fait grand preuve de créativité et de flexibilité. Ils continuent simplement de s’obstiner, et le malaise perdure.

1 – Sources : Statistiques Canada et Official Statistics of Japan.

 

Carl T. Slater

Carl est un gaijin banlieusard paumé vivant à Funabashi, pas trop loin de Tokyo. Il n'a d'autre chose à offrir que des observations biaisées sur les trois dragons d'Asie, tout en essayant de ne pas trop faire honte à sa femme.

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